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LETTRE DE LYAUTEY - 24 septembre 1876
Un prêtre passait. Dans ce Paris, enivré de révolutions,
aveuglé par cent ans d'athéisme, dont la foule ne sait plus
supporter le culte public du Dieu qui l'a faite, rien ne le
distinguait de tout prêtre qui passe. Et comme pour tout prêtre
qui passe, la foule ricanait, l'ouvrier le heurtait, le bourgeois
haussait les épaules. Sa démarche avait quelque chose de plus
sacré que de coutume ; il nous semblait, absorbé dans une
contemplation intime, passer à travers les hommes sans les
comprendre et sans les voir. C'est que, dans sa soutane de tous
les jours, sur sa poitrine, reposait Dieu. En voyant ce prêtre,
distrait de la terre par la contemplation intérieure de son Dieu
et la foule ricanant à son passage, ma pensée descendit d'un
degré dans l'ordre de l'univers, et se porta à l'homme que Dieu
a doué d'un part plus grande de Sa compréhension infinie.
Poète, philosophe, artiste, quel que tu sois, amant de l'idéal,
toi enfin qu'entre Ses créatures, Dieu a favorisé d'aspirations
infinies, de sursum, passe, ami, à travers les hommes qui te
heurtent et ricanent en haussant les épaules. Ne te laisses pas
détourner par la foule ignorante et moqueuse, quand tu passes le
front rêveur, absorbé, toi aussi, dans ta contemplation intime,
l'âme fixée vers un but qu'ils ne voient pas, que tu marches au
milieu de leur vie, comme le prêtre à travers la rue et qu'ils
te montrent du doigt : va, comme lui qui ne sent plus la terre.
Ne te demandes pas si ce que tu as en toi n'est rien parce qu'ils
ne le comprennent pas ; ce n'est pas en bas qu'il faut voir, ni même
à tes côtés, c'est là-haut, c'est en toi où Dieu a déposé
une étincelle de Sa lumière. Comme ce prêtre qui passe, on
pourra te frapper et te meurtrir, mais qu'est-ce-que cela ? Et si
ce sont des souffrances qu'ils n'ont pas, ils ignorent tes
jouissances sublimes, ami.
Va donc et passe. Tu sais ce que tu possèdes, que t'importe d'être
compris ?
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